Pleine Lune sur Bagdad
Les Papillons (Tunis)
(Toutes les nouvelles du recueil se déroulent la même
nuit, celle du 20 mars 2003, veille de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et
leurs alliés)
C’est une nuit de Tunis identique aux autres.
Froide et lustrée comme il sied en cette période de l’année. Lugubre aussi,
malgré la pleine lune, car le ramadan et ses festivités sont encore loin. La
petite venelle adjacente à la rue de Marseille est sombre et silencieuse.
Quelques chats téméraires se partagent le contenu d’une benne à ordure mais il
arrive que leur festin soit dérangé par de gros rats bien décidés à montrer qui
est le vrai maître des lieux. Si la majorité des habitants du quartier dort de
son plus profond sommeil, ce n’est pas le cas de trois d’entre eux. Ils sont
installés dans le sous-sol d’un vieil immeuble décati dont la gloire remonte
aux années 1940. Gommons très vite l’idée sordide que l’on pourrait se faire
d’un tel endroit et imaginons une pièce en longueur, plutôt propre, du moins
sans trop de poussière, parfumée à l’encens bon marché, avec de gros tapis
multicolores, des matelas en mousse jaune, une petite table basse ronde et des
veilleuses assurant un éclairage discret mais suffisant pour atténuer la
pénombre.
Celui qui a récupéré la vieille buanderie pour la
transformer en annexe privée s’appelle Mehrez. C’est un quadragénaire de petite
taille, sec et nerveux, aux veines saillantes et à la moustache poivre et sel.
Il y a quelques années, Moulka, sa femme, lui a interdit de recevoir ses amis à
la maison. « Ni pour le football, ni pour les dominos ni pour la boukha et
encore moins pour le whisky. Vous n’avez qu’à vous saouler ailleurs », a-t-elle
décidé au lendemain d’une soirée restée dans toutes les mémoires du quartier.
Deux des invités de Mehrez, deux fonctionnaires de la dakhiliya, le
ministère de l’Intérieur, s’étaient empoignés comme de vulgaires voyous du
quartier des Kurdes, l’un hurlant son amour pour le Club Africain et l’autre
jurant fidélité éternelle à l’Espérance de Tunis avant de vomir sur le nouveau
canapé acheté à crédit dans un magasin du Kram. Il avait fallu appeler les
voisins pour les séparer et ramener l’ordre dans la maison.
L’interdiction des libations prononcée par son
épouse étant irrévocable, Mehrez a alors annexé la buanderie et l’a transformée
en salon souterrain. Un acte illégal au regard de la loi mais rendu possible
grâce à sa position de membre et de représentant local du hezb, le
parti, autrement dit le Rassemblement constitutionnel démocratique, ou RCD, que
l’on appellera par son petit nom de Tajamou’. Osons à ce niveau du récit
une petite réflexion linguistique. Mehrez est, entre autres, ce que l’on
pourrait appeler un qawwad du Parti, autrement dit quelqu’un dont la
mission peut l’amener à répéter les faits et gestes des uns et des autres aux
multiples autorités compétentes. Mais, entendons-nous bien. Ce terme doit être
compris dans sa signification tunisienne, ou nord-tunisienne, autrement dit
plutôt acceptable pour les oreilles chastes et celles des enfants. Il ne faut
surtout pas le prendre dans ses versions du sud du pays ou encore algérienne,
voire marocaine, lesquelles outragent aux bonnes mœurs et obligent celui qui en
reçoit l’appellation à en subir la honte ou, au nom de l’honneur, à brandir un
couteau à cran d’arrêt. En résumé, en bon « rcdiste », Mehrez a donc pu
s’approprier la buanderie en priant ses voisins d’aller laver leur linge
ailleurs. Les concernés, on s’en doute, n’ont pas osé protester, espérant avoir
un jour l’occasion de médire et de se plaindre auprès de plus puissant que lui.
Cette nuit, le qawwad est inquiet. Monçof et
Khaled, ses deux compagnons de beuverie sont déjà bien imbibés et ils
multiplient les toasts les plus farfelus. Si l’un lève sa bouteille à la santé
d’Oussama Ben Laden et de Saddam Hussein, l’autre renchérit en rendant hommage
à Madonna, à Monica Lewinsky et Anna Nigrasse. Jusque-là, rien de bien grave.
Mais voici que l’un d’eux crie « À la santé de Chirac ! Un homme, un vrai ! »
et son compère réplique par un strident « À notre président ! Un flic, un vrai !».
Certes, cette cave où ils sont réunis depuis le milieu de la soirée n’a ni
fenêtre ni soupirail mais Mehrez connaît bien la vérité absolue du pays : la
terre et le sous-sol sont comme les murs, ils ont des oreilles.
– Vive le fonds de solidarité ! Vive le 21-21!
hurle encore Khaled qui a posé son dos contre le petit bain d’huile qui chauffe
la pièce tant bien que mal. « Vive Leïla et ses frères ! À bas les zones
d’ombre, vive l’électricité, vive l’eau, vive la RAI uno et longue vie à lui », surenchérit Monçof en pointant un
index incertain vers un portrait accroché au mur. C’est celui du président Zine
el Abidine Ben Ali qui apparaît en djellaba couleur de sable avec aux pieds des
chaussettes et des babouches blanches.
– Vos gueules, gronde Mehrez. Si vous ne la fermez
pas, je vous mets dehors et j’appelle le guet !
– Ça va, ça va ! On va se taire mais allume la
radio, ça nous distraira, soupire Khaled.
C’est un quinquagénaire au front dégarni et à l’embonpoint
emblématique des grands buveurs de bière. Son visage blanc, un peu couperosé,
contraste avec les deux cernes sombres qui font ressortir ses yeux globuleux. Mehrez
s’exécute en tournant le bouton d’un vieux transistor à grandes ondes. Il
n’aime pas beaucoup fréquenter Khaled dont la réputation d’avocat indiscipliné
pourrait lui nuire mais, ce soir, celui qui est aussi son voisin de palier a
droit à quelques égards puisqu’il offre le lablabi, une soupe de
pois-chiches, le pain blanc italien et les deux bouteilles de liqueur de
gentiane posées à leurs pieds. Ajoutons aussi, mais les lecteurs les plus
avertis en matière d’univers peuplés de sycophantes l’auront certainement
deviné, que Mehrez a bien l’intention d’extirper quelques informations à
l’avocat afin de les transmettre à qui de droit.
– Je veux écouter RMC Moyen-Orient ou RFI,
ordonne de son côté Monçof qui, des trois est le plus déterminé à s’enivrer. La
trentaine bien entamée, brun, de taille moyenne et déjà trop corpulent pour son
âge, il a les yeux bilieux et les cheveux coupés à ras car sa tignasse crépue
le complexe un peu. La joue et le double menton toujours luisants, c’est
l’homme à tout faire de Mehrez. C’est lui qui lui rapporte les ragots du
quartier et c’est lui aussi qui se charge d’espionner celles et ceux que Mehrez
soupçonne de franchir les lignes rouges et jaunes que tous connaissent mais qui
ne sont peintes nulle part si ce n’est dans les esprits des habitants de la
ville et du pays.
Sur RFI, une voix grave annonce que Bagdad
est bombardé. Elle ne donne que très peu de détails mais le journaliste estime
que l’invasion américaine a certainement commencé. Khaled est le premier à
réagir en levant son verre.
– Que Dieu damne les Américains et leurs caniches
anglais, rugit-il. Et qu’il veille sur nos vaillants soldats tunisiens qui vont
se battre aux côtés des Irakiens. Mort aux lâches et aux pisseuses !
Tandis que le visage de Mehrez se ferme, celui de Monçof
affiche la surprise.
– On va se battre contre les Américains ? Tu en es
sûr ? Mais c’est de la folie !
Khaled ne lui répond pas. Les yeux dans le vague il
avale un nouveau verre d’un trait et s’en verse un autre dans la foulée. Les
mâchoires serrées, Mehrez se lève avec difficulté puis titube vers l’entrée de
la cave. Il ouvre brutalement la porte, sort de sa poche un stylo-lampe et balaye
l’obscurité de l’escalier avec le minuscule rayon de lumière avant de refermer
avec une même violence.
– Tu n’es qu’un imbécile, lance-t-il à Monçof en se
rasseyant. Il se moque de toi. Aucun gouvernement arabe, et certainement pas le
nôtre, ne soutiendra Saddam et personne ne lui enverra des troupes. Les
Irakiens sont aussi seuls que tu ne l’es dans ton lit, pauvre idiot.
– Peut-être, mais il y a les volontaires arabes à
Bagdad, pouffe Khaled bien décidé à provoquer son voisin. Tiens, mon petit Monçof,
si tu vas te battre en Irak et que tu en reviens vivant, notre gouvernement
t’offrira un congélateur et une chambre à coucher avec facilités de paiement
sur vingt ans. Avec un peu de chance, tu auras même droit à la photo dédicacée
de la coiffeuse en bikini...
C’en est trop pour Mehrez qui coupe la radio et
jette des épluchures de clémentine sur Khaled.
– Tu fermes ta gueule ou tu dégages ! Je ne te le
répéterai pas. On boit et on s’occupe de nos affaires. L’Irak, ça ne nous
regarde pas.
Khaled hausse les épaules. Il aimerait bien
rabattre le caquet de Mehrez mais il n’y a pas meilleur endroit que sa cave
pour boire tranquille. Il ferme les yeux et laisse ses pensées vagabonder. Sans
surprise, elles le mènent quelques étages plus haut, dans un trois-pièces propret
où sa femme dort et où n’ont jamais résonné voix ou cavalcades d’enfant. C’est
la faute de Khaled, disent parents, amis et voisins. C’est lui qui est stérile,
sinon il « l’aurait divorcée » depuis longtemps, ajoutent-ils en baissant la
voix. Erreur, aimerait-il leur crier. C’est elle qui ne peut avoir d’enfants et
c’est elle qui, aujourd’hui, ne veut plus de moi, qui dis que je la dégoûte,
que ma lâcheté l’insupporte, que je n’ai plus rien de l’homme qu’elle a jadis
connu. Elle veut divorcer mais elle n’insiste pas parce qu’elle sait que je
n’ai pas les moyens de partir. D’ailleurs, je n’ai aucun moyen. Je n’ai rien.
Je ne suis plus rien. J’aurais pu être
mais quelque chose, quelque part, a mal fonctionné. Je ne suis qu’un avocat
marron dont la seule fierté est de ne pas avoir adhéré à ce parti d’imbéciles
et de larves. Un pauvre gars qui doit boire avec ces deux abrutis pour oublier
ce qu’il est devenu.
L’image de sa femme seule dans un lit qui lui est
interdit insupporte Khaled et il se lève avec difficulté.
– Tu t’en vas ? l’interroge Mehrez avec une pointe
de soulagement dans le regard.
– Certainement pas, répond Khaled d’une voix pâteuse.
Je vais inspecter les publications au mur. Qu’avons-nous là ? Un portrait du président
? Très bien. Tu as 1 000 points de plus dans le classement interne du Parti. Et
ça, c’est quoi ? Un tract ?
– C’est un poème, idiot, s’emporte Mehrez qui
craint une nouvelle provocation. Il se souvient que l’avocat a déjà dessiné un
sexe masculin sur un portrait du président l’obligeant à brûler l’image et à en
disperser les cendres en plusieurs poubelles du quartier.
Mehrez se penche sur une feuille blanche encadrée
où des mots en arabe ont été calligraphiés avec de belles lettres cursives. Il
déchiffre avec peine la première phrase mais très vite son visage s’illumine.
– Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
murmure-t-il...
– Force est pour le destin de répondre,
l’interrompt Mehrez avant de poursuivre en chœur avec Monçof :
– Force est pour les ténèbres de se dissiper...
– Force est pour les chaînes de se briser,
conclut Khaled avec une moue dubitative.
Il se retourne vers ses deux compagnons puis éclate
de rire.
– Mehrez, tu m’étonnes ! Ces vers subversifs, chez
toi ?
L’autre se braque. Son visage blêmit.
– Lâche-moi, ce n’est qu’une poésie, se défend-il.
Tous les écoliers l’apprennent. Le président lui-même la cite sou-vent dans ses
discours...
Khaled hoche la tête et fait signe qu’il ne cherche
pas la dispute. Il s’affale sur son matelas et ferme les yeux. Les vers d’Aboul
Qasim Echebbi le ramènent à sa femme.
– Blottis dans notre nid, teint de la couleur
des roses, nous entonnons les versets de l’amour, en l’honneur de la jeunesse
heureuse, murmure-t-il avec des trémolos dans la voix.
– C’est de qui ? interroge Mehrez toujours sur ses gardes.
– Toujours le même, Aboul Qasim Echebbi, grommelle
Khaled les yeux encore fermés. Non seulement tu es un rcdiste mais tu es
aussi un ignare.
Des sanglots le font sursauter. C’est Monçof qui
pleure et hoquette en même temps. Le lecteur peut penser qu’il s’agit là de
l’habituel comportement de quelqu’un qui a l’alcool triste. Il n’aura pas tort
mais il ne s’agit là que d’une explication secondaire. En réalité, Monçof vient
de rompre ses fiançailles et les vers prononcés par Khaled lui ont brutalement
rappelé son infortune. Quant à la cause de la rupture, laissons Mehrez la
narrer à Khaled puisqu’il en a été l’un des protagonistes.
– Il y a un an Monçof m’a annoncé qu’il se fiançait
avec une fille du Menzah V, explique-t-il à l’avocat qui est surpris et
vaguement incommodé par l’avalanche de larmes de l’ex-fiancé éploré. Je l’ai
félicité et je lui ai dit qu’il pourrait compter sur moi pour le mariage.
– Elle est si belle, sanglote encore Monçof.
– Le problème, c’est que des gens influents sont
venus me trouver il y a un mois, poursuit Mehrez en redressant le torse et en
revissant le bouchon métallique d’une bouteille. Ils m’ont expliqué que cette
fille a trahi la confiance de Monçof et qu’il était inconcevable qu’il se marie
avec elle.
– Tu veux dire qu’elle a zikziké ailleurs ?
interroge Khaled en se versant un nouveau verre.
– Prie pour le Prophète et ne dis pas
n’importe quoi, s’impatiente Mehrez. Laisse-moi terminer mon histoire avant de
débiter tes bêtises. Il ne s’agit pas de ça.
Mes contacts m’ont confirmé que cette fille n’est pas l’une de ces putains qui
arrivent au mariage sans être vierges ou qui ont la sortie de secours défoncée.
Ça aurait pu être un très beau parti mais cette idiote fait de la politique. Et
comme elle est diplômée d’HEC, le nôtre, pas celui des Français, elle milite
pour le parti libéral.
Khaled repose son verre d’étonnement. Il devine la suite
de l’histoire mais ne veut pas encore y croire.
– Et alors ? C’est un parti autorisé, non ?
L’avocat connaît quelques membres de cette formation
politique appartenant à la confrérie tolérée des zéro-virgule, c’est-à-dire
leur score électoral habituel, et dont certains membres ne justifient leur
modeste agitation militante que par l’immense souhait et la noble ambition
politique, certainement désintéressée, de faire réélire à l’infini le bien-aimé
président Ben Ali.
– Un parti d’opposition, est un parti d’opposition,
assène Mehrez d’un ton solennel. Soit tu es pour le président soit tu es contre
lui.
– Je ne sais même pas ce que libéral veut dire,
gémit Monçof en reniflant.
Il craint le jugement de Khaled. Il sait que ce
dernier peut raconter cette histoire à d’autres compagnons de beuverie. Il n’a
pas envie de devenir l’objet de moqueries dans les débits à bière de l’avenue
de la liberté.
– Je comprends, dit enfin l’avocat en fixant Monçof
d’un air goguenard. Et donc, tu es allé trouver ta Lola en lui
reprochant de ne pas avoir sa carte au Tajamou’, le ton est monté et te
voilà de nouveau célibataire !
– Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça, murmure
l’autre en baissant la tête.
– On s’est inspiré de l’un de tes exploits pour le
sortir de là, triomphe alors Mehrez, persuadé de tenir sa revanche contre les
provocations de son voisin. Te souviens-tu de ce que tu m’as raconté à propos
de ton ami d’enfance, le communiste ? Eh bien, on a appliqué la même méthode.
Monçof a invité la belle au restaurant. Il s’est conduit comme un mufle et il
l’a giflée. Le lendemain, le père de la fille a vu celui de Monçof pour lui signifier
que l’union n’était pas écrite. Simple comme bonjour. Monçof n’a plus
rien à craindre des services. Il finira par trouver une fille honnête.
Khaled ne bronche pas. Il ne se souvient pas avoir
raconté son histoire à Mehrez. Comment a-t-il pu se laisser aller à une telle
confidence ? L’histoire en question s’est passée quelques mois après l’arrivée
de Ben Ali au pouvoir. Les naïfs croyaient alors au printemps. Lui
aussi, d’ailleurs. Il débutait à peine dans la profession. Les flics l’avaient
embarqué à la sortie d’un bar et leurs ordres étaient formels. Il devait
rapporter tous les propos de son ami du Parti des ouvriers y compris les plus
anodins. Après quelques jours de réflexion, Khaled avait trouvé la seule
solution possible. Tout raconter à son ami était dangereux. Ne pas obéir aux
ordres, l’était encore plus. Alors, un samedi soir, dans un bar de la rue de
Madrid, sans crier gare, il avait fracassé une bouteille de bière sur le crâne
de son ami. Bagarre, insultes et rupture définitive avaient suivi. Dispute à
cause du football et d’une femme s’était justifié Khaled devant les flics qui
avaient gobé l’histoire. Fin des problèmes. Fin d’une belle amitié. Et une
conscience ébranlée.
– C’est une bonne chose pour toi, finit par dire
l’avocat à Monçof. Tu fais une double économie. Tu évites les dépenses du
mariage et celles du divorce.
Un silence s’installe dans la cave à peine troublée
par le bruit des déglutitions et des tintements de verres et de bouteilles. La
tête lourde, Monçof suit du regard le vol chaotique d’une nuée de papillons à
moitié brûlés par les veilleuses. L’un des insectes, mû peut-être par un
improbable instinct de survie s’éloigne des lampes et se rapproche des trois
hommes. Sans réfléchir, Monçof essaie de le happer mais Khaled est le plus
rapide. Il emprisonne le papillon dans sa paume, le secoue en riant puis le
projette violemment sur la table. Il arrache ensuite ce qui lui reste d’ailes
avec l’ongle du petit doigt.
– C’est un péché, s’indigne Monçof tandis que
Mehrez détourne les yeux. Tu n’as pas le droit d’être cruel ainsi. C’est une
créature de Dieu.
– Je nous rends service, répond Khaled en haussant
les épaules. Cette bestiole est un informateur. Elle a des micros cachés sous
ses ailes. Je n’aime pas les mouchards qui épient les gens dans leur intimité.
Et puis, j’ai offert une mort différente à ce papillon. Au paradis, quand ses
amis lui demanderont comment il a trépassé, il dira que c’est un homme qui l’a
décapité et il aura son heure de gloire parmi les insectes qui crèvent tous de
la même manière parce qu’ils approchent de trop près la lumière. C’est comme la
guerre préventive de Bush. Tu descends un type parce qu’il est susceptible de
te buter dans dix ans. C’est une manière de lui rendre service puisque tu en
fais une victime alors qu’il se préparait, peut-être sans le savoir, à devenir
un assassin.
– Ça, c’est de la philosophie ! s’exclame Monçof
après un long sifflement d’admiration.
Mehrez, quant à lui, se tait. L’esprit vaporeux, il
a du mal à comprendre ce que vient de dire l’avocat. Il devine des critiques
et du dénigrement mais s’avère incapable d’en prendre la mesure. Il a bien
saisi l’allusion aux mouchards mais cette histoire de guerre préventive le
laisse dubitatif. Il se dit que Monçof et lui vont devoir trouver un moyen
d’incriminer Khaled auprès de qui de droit. Peut-être cette allusion au bikini
de la femme du président. « Il l’a traitée de coiffeuse, c’est déjà un début »
se dit-il satisfait.
– Il y a quinze jours, notre Zine a appelé Saddam,
poursuit Khaled en changeant de sujet.
Il sait qu’il prend un risque mais il aime voir
cette lueur de panique dans les yeux de Mehrez à chaque fois qu’il évoque le
président.
– Vous savez de quoi ils ont parlé ? demande-t-il
en oscillant la tête de l’avant vers l’arrière.
– Va te coucher, c’est l’heure, ordonne Mehrez qui
sent venir la provocation.
– Ils ont parlé d’améliorer les échanges
commerciaux entre nos deux pays, s’esclaffe l’avocat. La Tunisie va exporter
des produits pour soins capillaires vers l’Irak. Comme ça Saddam et ses sosies
auront tous la même teinture ! Et Madame Ben Ali expliquera à Madame Sadjida
Hussein comment obtenir un noir de charbon et masquer toutes les racines
blanches !
Éberlué, Monçof gémit quelques instants puis vomit
sur l’un des matelas. Mehrez ne s’en rend même pas compte. Un grondement lui
déchire la tête. Fou de rage, il s’empare d’une bouteille de boukha à
moitié pleine et la fracasse sur le crâne de Khaled. Ce dernier chancelle,
tente de répliquer avec un coup de poing puis s’affale inanimé, le cuir chevelu
en sang.
– Il l’a cherché ! Il l’a cherché ! hurle Mehrez en
le bourrant de coups de pied. Les mouchards, hein ? Les papillons, hein ? Le
bikini, hein ? Tiens, prends ça, fils de pute ! La philosophie ! La poésie !
Tiens, mange mon pied espèce de salaud !
Épuisé,
le qawwad se laisse tomber sans cesser ses insultes. La porte de la buanderie
s’ouvre à ce moment-là. Dans l’entrebâillement, des voisins abasourdis, les
yeux gonflés de sommeil, un imperméable ou un blouson passé sur leurs pyjamas,
contemplent la scène d’un air incrédule tandis que des papillons s’engouffrent
par dizaines dans la pièce. Monçof, la bouche et les vêtements souillés, est
pris d’un fou rire hystérique.
– Pourquoi ris-tu, espèce d’imbécile ? le menace
Mehrez en se relevant avec peine. Tu veux la même chose ?
– Ne m’en veux pas, s’étouffe Monçof. Je réalise juste
que la guerre en Irak vient de faire sa première victime tunisienne.