mardi 17 mars 2020

Les Papillons (Tunis)

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Pleine Lune sur Bagdad
Les Papillons (Tunis)
(Toutes les nouvelles du recueil se déroulent la même nuit, celle du 20 mars 2003, veille de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés)
C’est une nuit de Tunis identique aux autres. Froide et lustrée comme il sied en cette période de l’année. Lugubre aussi, malgré la pleine lune, car le ramadan et ses festivités sont encore loin. La petite venelle adjacente à la rue de Marseille est sombre et silencieuse. Quelques chats téméraires se partagent le contenu d’une benne à ordure mais il arrive que leur festin soit dérangé par de gros rats bien décidés à montrer qui est le vrai maître des lieux. Si la majorité des habitants du quartier dort de son plus profond sommeil, ce n’est pas le cas de trois d’entre eux. Ils sont installés dans le sous-sol d’un vieil immeuble décati dont la gloire remonte aux années 1940. Gommons très vite l’idée sordide que l’on pourrait se faire d’un tel endroit et imaginons une pièce en longueur, plutôt propre, du moins sans trop de poussière, parfumée à l’encens bon marché, avec de gros tapis multicolores, des matelas en mousse jaune, une petite table basse ronde et des veilleuses assurant un éclairage discret mais suffisant pour atténuer la pénombre.
Celui qui a récupéré la vieille buanderie pour la transformer en annexe privée s’appelle Mehrez. C’est un quadragénaire de petite taille, sec et nerveux, aux veines saillantes et à la moustache poivre et sel. Il y a quelques années, Moulka, sa femme, lui a interdit de recevoir ses amis à la maison. « Ni pour le football, ni pour les dominos ni pour la boukha et encore moins pour le whisky. Vous n’avez qu’à vous saouler ailleurs », a-t-elle décidé au lendemain d’une soirée restée dans toutes les mémoires du quartier. Deux des invités de Mehrez, deux fonctionnaires de la dakhiliya, le ministère de l’Intérieur, s’étaient empoignés comme de vulgaires voyous du quartier des Kurdes, l’un hurlant son amour pour le Club Africain et l’autre jurant fidélité éternelle à l’Espérance de Tunis avant de vomir sur le nouveau canapé acheté à crédit dans un magasin du Kram. Il avait fallu appeler les voisins pour les séparer et ramener l’ordre dans la maison.
L’interdiction des libations prononcée par son épouse étant irrévocable, Mehrez a alors annexé la buanderie et l’a transformée en salon souterrain. Un acte illégal au regard de la loi mais rendu possible grâce à sa position de membre et de représentant local du hezb, le parti, autrement dit le Rassemblement constitutionnel démocratique, ou RCD, que l’on appellera par son petit nom de Tajamou’. Osons à ce niveau du récit une petite réflexion linguistique. Mehrez est, entre autres, ce que l’on pourrait appeler un qawwad du Parti, autrement dit quelqu’un dont la mission peut l’amener à répéter les faits et gestes des uns et des autres aux multiples autorités compétentes. Mais, entendons-nous bien. Ce terme doit être compris dans sa signification tunisienne, ou nord-tunisienne, autrement dit plutôt acceptable pour les oreilles chastes et celles des enfants. Il ne faut surtout pas le prendre dans ses versions du sud du pays ou encore algérienne, voire marocaine, lesquelles outragent aux bonnes mœurs et obligent celui qui en reçoit l’appellation à en subir la honte ou, au nom de l’honneur, à brandir un couteau à cran d’arrêt. En résumé, en bon « rcdiste », Mehrez a donc pu s’approprier la buanderie en priant ses voisins d’aller laver leur linge ailleurs. Les concernés, on s’en doute, n’ont pas osé protester, espérant avoir un jour l’occasion de médire et de se plaindre auprès de plus puissant que lui.
Cette nuit, le qawwad est inquiet. Monçof et Khaled, ses deux compagnons de beuverie sont déjà bien imbibés et ils multiplient les toasts les plus farfelus. Si l’un lève sa bouteille à la santé d’Oussama Ben Laden et de Saddam Hussein, l’autre renchérit en rendant hommage à Madonna, à Monica Lewinsky et Anna Nigrasse. Jusque-là, rien de bien grave. Mais voici que l’un d’eux crie « À la santé de Chirac ! Un homme, un vrai ! » et son compère réplique par un strident « À notre président ! Un flic, un vrai !». Certes, cette cave où ils sont réunis depuis le milieu de la soirée n’a ni fenêtre ni soupirail mais Mehrez connaît bien la vérité absolue du pays : la terre et le sous-sol sont comme les murs, ils ont des oreilles.
– Vive le fonds de solidarité ! Vive le 21-21! hurle encore Khaled qui a posé son dos contre le petit bain d’huile qui chauffe la pièce tant bien que mal. « Vive Leïla et ses frères ! À bas les zones d’ombre, vive l’électricité, vive l’eau, vive la RAI uno et longue vie à lui », surenchérit Monçof en pointant un index incertain vers un portrait accroché au mur. C’est celui du président Zine el Abidine Ben Ali qui apparaît en djellaba couleur de sable avec aux pieds des chaussettes et des babouches blanches.
– Vos gueules, gronde Mehrez. Si vous ne la fermez pas, je vous mets dehors et j’appelle le guet !
– Ça va, ça va ! On va se taire mais allume la radio, ça nous distraira, soupire Khaled.
C’est un quinquagénaire au front dégarni et à l’embonpoint emblématique des grands buveurs de bière. Son visage blanc, un peu couperosé, contraste avec les deux cernes sombres qui font ressortir ses yeux globuleux. Mehrez s’exécute en tournant le bouton d’un vieux transistor à grandes ondes. Il n’aime pas beaucoup fréquenter Khaled dont la réputation d’avocat indiscipliné pourrait lui nuire mais, ce soir, celui qui est aussi son voisin de palier a droit à quelques égards puisqu’il offre le lablabi, une soupe de pois-chiches, le pain blanc italien et les deux bouteilles de liqueur de gentiane posées à leurs pieds. Ajoutons aussi, mais les lecteurs les plus avertis en matière d’univers peuplés de sycophantes l’auront certainement deviné, que Mehrez a bien l’intention d’extirper quelques informations à l’avocat afin de les transmettre à qui de droit.
– Je veux écouter RMC Moyen-Orient ou RFI, ordonne de son côté Monçof qui, des trois est le plus déterminé à s’enivrer. La trentaine bien entamée, brun, de taille moyenne et déjà trop corpulent pour son âge, il a les yeux bilieux et les cheveux coupés à ras car sa tignasse crépue le complexe un peu. La joue et le double menton toujours luisants, c’est l’homme à tout faire de Mehrez. C’est lui qui lui rapporte les ragots du quartier et c’est lui aussi qui se charge d’espionner celles et ceux que Mehrez soupçonne de franchir les lignes rouges et jaunes que tous connaissent mais qui ne sont peintes nulle part si ce n’est dans les esprits des habitants de la ville et du pays.
Sur RFI, une voix grave annonce que Bagdad est bombardé. Elle ne donne que très peu de détails mais le journaliste estime que l’invasion américaine a certainement commencé. Khaled est le premier à réagir en levant son verre.
– Que Dieu damne les Américains et leurs caniches anglais, rugit-il. Et qu’il veille sur nos vaillants soldats tunisiens qui vont se battre aux côtés des Irakiens. Mort aux lâches et aux pisseuses !
Tandis que le visage de Mehrez se ferme, celui de Monçof affiche la surprise.
– On va se battre contre les Américains ? Tu en es sûr ? Mais c’est de la folie !
Khaled ne lui répond pas. Les yeux dans le vague il avale un nouveau verre d’un trait et s’en verse un autre dans la foulée. Les mâchoires serrées, Mehrez se lève avec difficulté puis titube vers l’entrée de la cave. Il ouvre brutalement la porte, sort de sa poche un stylo-lampe et balaye l’obscurité de l’escalier avec le minuscule rayon de lumière avant de refermer avec une même violence.
– Tu n’es qu’un imbécile, lance-t-il à Monçof en se rasseyant. Il se moque de toi. Aucun gouvernement arabe, et certainement pas le nôtre, ne soutiendra Saddam et personne ne lui enverra des troupes. Les Irakiens sont aussi seuls que tu ne l’es dans ton lit, pauvre idiot.
– Peut-être, mais il y a les volontaires arabes à Bagdad, pouffe Khaled bien décidé à provoquer son voisin. Tiens, mon petit Monçof, si tu vas te battre en Irak et que tu en reviens vivant, notre gouvernement t’offrira un congélateur et une chambre à coucher avec facilités de paiement sur vingt ans. Avec un peu de chance, tu auras même droit à la photo dédicacée de la coiffeuse en bikini...
C’en est trop pour Mehrez qui coupe la radio et jette des épluchures de clémentine sur Khaled.
– Tu fermes ta gueule ou tu dégages ! Je ne te le répéterai pas. On boit et on s’occupe de nos affaires. L’Irak, ça ne nous regarde pas.
Khaled hausse les épaules. Il aimerait bien rabattre le caquet de Mehrez mais il n’y a pas meilleur endroit que sa cave pour boire tranquille. Il ferme les yeux et laisse ses pensées vagabonder. Sans surprise, elles le mènent quelques étages plus haut, dans un trois-pièces propret où sa femme dort et où n’ont jamais résonné voix ou cavalcades d’enfant. C’est la faute de Khaled, disent parents, amis et voisins. C’est lui qui est stérile, sinon il « l’aurait divorcée » depuis longtemps, ajoutent-ils en baissant la voix. Erreur, aimerait-il leur crier. C’est elle qui ne peut avoir d’enfants et c’est elle qui, aujourd’hui, ne veut plus de moi, qui dis que je la dégoûte, que ma lâcheté l’insupporte, que je n’ai plus rien de l’homme qu’elle a jadis connu. Elle veut divorcer mais elle n’insiste pas parce qu’elle sait que je n’ai pas les moyens de partir. D’ailleurs, je n’ai aucun moyen. Je n’ai rien. Je ne suis plus rien. J’aurais pu être mais quelque chose, quelque part, a mal fonctionné. Je ne suis qu’un avocat marron dont la seule fierté est de ne pas avoir adhéré à ce parti d’imbéciles et de larves. Un pauvre gars qui doit boire avec ces deux abrutis pour oublier ce qu’il est devenu.
L’image de sa femme seule dans un lit qui lui est interdit insupporte Khaled et il se lève avec difficulté.
– Tu t’en vas ? l’interroge Mehrez avec une pointe de soulagement dans le regard.
– Certainement pas, répond Khaled d’une voix pâteuse. Je vais inspecter les publications au mur. Qu’avons-nous là ? Un portrait du président ? Très bien. Tu as 1 000 points de plus dans le classement interne du Parti. Et ça, c’est quoi ? Un tract ?
– C’est un poème, idiot, s’emporte Mehrez qui craint une nouvelle provocation. Il se souvient que l’avocat a déjà dessiné un sexe masculin sur un portrait du président l’obligeant à brûler l’image et à en disperser les cendres en plusieurs poubelles du quartier.
Mehrez se penche sur une feuille blanche encadrée où des mots en arabe ont été calligraphiés avec de belles lettres cursives. Il déchiffre avec peine la première phrase mais très vite son visage s’illumine.
Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, murmure-t-il...
Force est pour le destin de répondre, l’interrompt Mehrez avant de poursuivre en chœur avec Monçof :
Force est pour les ténèbres de se dissiper...
Force est pour les chaînes de se briser, conclut Khaled avec une moue dubitative.
Il se retourne vers ses deux compagnons puis éclate de rire.
– Mehrez, tu m’étonnes ! Ces vers subversifs, chez toi ?
L’autre se braque. Son visage blêmit.
– Lâche-moi, ce n’est qu’une poésie, se défend-il. Tous les écoliers l’apprennent. Le président lui-même la cite sou-vent dans ses discours...
Khaled hoche la tête et fait signe qu’il ne cherche pas la dispute. Il s’affale sur son matelas et ferme les yeux. Les vers d’Aboul Qasim Echebbi le ramènent à sa femme.
Blottis dans notre nid, teint de la couleur des roses, nous entonnons les versets de l’amour, en l’honneur de la jeunesse heureuse, murmure-t-il avec des trémolos dans la voix.
– C’est de qui ? interroge Mehrez toujours sur ses gardes.
– Toujours le même, Aboul Qasim Echebbi, grommelle Khaled les yeux encore fermés. Non seulement tu es un rcdiste mais tu es aussi un ignare.
Des sanglots le font sursauter. C’est Monçof qui pleure et hoquette en même temps. Le lecteur peut penser qu’il s’agit là de l’habituel comportement de quelqu’un qui a l’alcool triste. Il n’aura pas tort mais il ne s’agit là que d’une explication secondaire. En réalité, Monçof vient de rompre ses fiançailles et les vers prononcés par Khaled lui ont brutalement rappelé son infortune. Quant à la cause de la rupture, laissons Mehrez la narrer à Khaled puisqu’il en a été l’un des protagonistes.
– Il y a un an Monçof m’a annoncé qu’il se fiançait avec une fille du Menzah V, explique-t-il à l’avocat qui est surpris et vaguement incommodé par l’avalanche de larmes de l’ex-fiancé éploré. Je l’ai félicité et je lui ai dit qu’il pourrait compter sur moi pour le mariage.
– Elle est si belle, sanglote encore Monçof.
– Le problème, c’est que des gens influents sont venus me trouver il y a un mois, poursuit Mehrez en redressant le torse et en revissant le bouchon métallique d’une bouteille. Ils m’ont expliqué que cette fille a trahi la confiance de Monçof et qu’il était inconcevable qu’il se marie avec elle.
– Tu veux dire qu’elle a zikziké ailleurs ? interroge Khaled en se versant un nouveau verre.
Prie pour le Prophète et ne dis pas n’importe quoi, s’impatiente Mehrez. Laisse-moi terminer mon histoire avant de débiter tes bêtises. Il ne s’agit pas de ça. Mes contacts m’ont confirmé que cette fille n’est pas l’une de ces putains qui arrivent au mariage sans être vierges ou qui ont la sortie de secours défoncée. Ça aurait pu être un très beau parti mais cette idiote fait de la politique. Et comme elle est diplômée d’HEC, le nôtre, pas celui des Français, elle milite pour le parti libéral.
Khaled repose son verre d’étonnement. Il devine la suite de l’histoire mais ne veut pas encore y croire.
– Et alors ? C’est un parti autorisé, non ?
L’avocat connaît quelques membres de cette formation politique appartenant à la confrérie tolérée des zéro-virgule, c’est-à-dire leur score électoral habituel, et dont certains membres ne justifient leur modeste agitation militante que par l’immense souhait et la noble ambition politique, certainement désintéressée, de faire réélire à l’infini le bien-aimé président Ben Ali.
– Un parti d’opposition, est un parti d’opposition, assène Mehrez d’un ton solennel. Soit tu es pour le président soit tu es contre lui.
– Je ne sais même pas ce que libéral veut dire, gémit Monçof en reniflant.
Il craint le jugement de Khaled. Il sait que ce dernier peut raconter cette histoire à d’autres compagnons de beuverie. Il n’a pas envie de devenir l’objet de moqueries dans les débits à bière de l’avenue de la liberté.
– Je comprends, dit enfin l’avocat en fixant Monçof d’un air goguenard. Et donc, tu es allé trouver ta Lola en lui reprochant de ne pas avoir sa carte au Tajamou’, le ton est monté et te voilà de nouveau célibataire !
– Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça, murmure l’autre en baissant la tête.
– On s’est inspiré de l’un de tes exploits pour le sortir de là, triomphe alors Mehrez, persuadé de tenir sa revanche contre les provocations de son voisin. Te souviens-tu de ce que tu m’as raconté à propos de ton ami d’enfance, le communiste ? Eh bien, on a appliqué la même méthode. Monçof a invité la belle au restaurant. Il s’est conduit comme un mufle et il l’a giflée. Le lendemain, le père de la fille a vu celui de Monçof pour lui signifier que l’union n’était pas écrite. Simple comme bonjour. Monçof n’a plus rien à craindre des services. Il finira par trouver une fille honnête.
Khaled ne bronche pas. Il ne se souvient pas avoir raconté son histoire à Mehrez. Comment a-t-il pu se laisser aller à une telle confidence ? L’histoire en question s’est passée quelques mois après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Les naïfs croyaient alors au printemps. Lui aussi, d’ailleurs. Il débutait à peine dans la profession. Les flics l’avaient embarqué à la sortie d’un bar et leurs ordres étaient formels. Il devait rapporter tous les propos de son ami du Parti des ouvriers y compris les plus anodins. Après quelques jours de réflexion, Khaled avait trouvé la seule solution possible. Tout raconter à son ami était dangereux. Ne pas obéir aux ordres, l’était encore plus. Alors, un samedi soir, dans un bar de la rue de Madrid, sans crier gare, il avait fracassé une bouteille de bière sur le crâne de son ami. Bagarre, insultes et rupture définitive avaient suivi. Dispute à cause du football et d’une femme s’était justifié Khaled devant les flics qui avaient gobé l’histoire. Fin des problèmes. Fin d’une belle amitié. Et une conscience ébranlée.
– C’est une bonne chose pour toi, finit par dire l’avocat à Monçof. Tu fais une double économie. Tu évites les dépenses du mariage et celles du divorce.
Un silence s’installe dans la cave à peine troublée par le bruit des déglutitions et des tintements de verres et de bouteilles. La tête lourde, Monçof suit du regard le vol chaotique d’une nuée de papillons à moitié brûlés par les veilleuses. L’un des insectes, mû peut-être par un improbable instinct de survie s’éloigne des lampes et se rapproche des trois hommes. Sans réfléchir, Monçof essaie de le happer mais Khaled est le plus rapide. Il emprisonne le papillon dans sa paume, le secoue en riant puis le projette violemment sur la table. Il arrache ensuite ce qui lui reste d’ailes avec l’ongle du petit doigt.
– C’est un péché, s’indigne Monçof tandis que Mehrez détourne les yeux. Tu n’as pas le droit d’être cruel ainsi. C’est une créature de Dieu.
– Je nous rends service, répond Khaled en haussant les épaules. Cette bestiole est un informateur. Elle a des micros cachés sous ses ailes. Je n’aime pas les mouchards qui épient les gens dans leur intimité. Et puis, j’ai offert une mort différente à ce papillon. Au paradis, quand ses amis lui demanderont comment il a trépassé, il dira que c’est un homme qui l’a décapité et il aura son heure de gloire parmi les insectes qui crèvent tous de la même manière parce qu’ils approchent de trop près la lumière. C’est comme la guerre préventive de Bush. Tu descends un type parce qu’il est susceptible de te buter dans dix ans. C’est une manière de lui rendre service puisque tu en fais une victime alors qu’il se préparait, peut-être sans le savoir, à devenir un assassin.
– Ça, c’est de la philosophie ! s’exclame Monçof après un long sifflement d’admiration.
Mehrez, quant à lui, se tait. L’esprit vaporeux, il a du mal à comprendre ce que vient de dire l’avocat. Il devine des critiques et du dénigrement mais s’avère incapable d’en prendre la mesure. Il a bien saisi l’allusion aux mouchards mais cette histoire de guerre préventive le laisse dubitatif. Il se dit que Monçof et lui vont devoir trouver un moyen d’incriminer Khaled auprès de qui de droit. Peut-être cette allusion au bikini de la femme du président. « Il l’a traitée de coiffeuse, c’est déjà un début » se dit-il satisfait.
– Il y a quinze jours, notre Zine a appelé Saddam, poursuit Khaled en changeant de sujet.
Il sait qu’il prend un risque mais il aime voir cette lueur de panique dans les yeux de Mehrez à chaque fois qu’il évoque le président.
– Vous savez de quoi ils ont parlé ? demande-t-il en oscillant la tête de l’avant vers l’arrière.
– Va te coucher, c’est l’heure, ordonne Mehrez qui sent venir la provocation.
– Ils ont parlé d’améliorer les échanges commerciaux entre nos deux pays, s’esclaffe l’avocat. La Tunisie va exporter des produits pour soins capillaires vers l’Irak. Comme ça Saddam et ses sosies auront tous la même teinture ! Et Madame Ben Ali expliquera à Madame Sadjida Hussein comment obtenir un noir de charbon et masquer toutes les racines blanches !
Éberlué, Monçof gémit quelques instants puis vomit sur l’un des matelas. Mehrez ne s’en rend même pas compte. Un grondement lui déchire la tête. Fou de rage, il s’empare d’une bouteille de boukha à moitié pleine et la fracasse sur le crâne de Khaled. Ce dernier chancelle, tente de répliquer avec un coup de poing puis s’affale inanimé, le cuir chevelu en sang.
– Il l’a cherché ! Il l’a cherché ! hurle Mehrez en le bourrant de coups de pied. Les mouchards, hein ? Les papillons, hein ? Le bikini, hein ? Tiens, prends ça, fils de pute ! La philosophie ! La poésie ! Tiens, mange mon pied espèce de salaud !Épuisé, le qawwad se laisse tomber sans cesser ses insultes. La porte de la buanderie s’ouvre à ce moment-là. Dans l’entrebâillement, des voisins abasourdis, les yeux gonflés de sommeil, un imperméable ou un blouson passé sur leurs pyjamas, contemplent la scène d’un air incrédule tandis que des papillons s’engouffrent par dizaines dans la pièce. Monçof, la bouche et les vêtements souillés, est pris d’un fou rire hystérique.
– Pourquoi ris-tu, espèce d’imbécile ? le menace Mehrez en se relevant avec peine. Tu veux la même chose ?
– Ne m’en veux pas, s’étouffe Monçof. Je réalise juste que la guerre en Irak vient de faire sa première victime tunisienne.


mercredi 20 septembre 2017

LES MIDIS DE L'IREMMO JEUDI 28 SEPTEMBRE - 12h30-14h

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LES MIDIS DE L'IREMMO
JEUDI 28 SEPTEMBRE - 12h30-14h
Pleine lune sur Bagdad : des nouvelles du monde arabe
Rencontre avec :
Akram Belkaïd, journaliste et écrivain algérien. Collaborateur d’Orient XXI, du Monde Diplomatique, d’Afrique Méditerranée Business et du site Maghreb émergent. Il est aussi chroniqueur au Quotidien d’Oran. Il a publié plusieurs ouvrages dont notamment Être arabe aujourd’hui (Carnets Nord, 2011), Retours en Algérie, (Carnets Nord, 2013). Pleine lune sur Bagdad est son premier recueil de nouvelles.
Modération : Dominique Vidal, journaliste et historien.

Présentation de l’éditeur
Le 20 mars 2003, par une nuit de pleine lune, les États-Unis d’Amérique et leurs alliés déclenchent l’invasion de l’Irak pour renverser le président Saddam Hussein et son régime.
Au même moment, de Bagdad à Casablanca, de Gaza, Tunis, Washington à Paris, des destins basculent, des drames se nouent à huis-clos.
Deux contrebandiers s’enfoncent dans le Najd saoudien, un couple de Koweïtis se retrouve face à ses démons, des amis récitent des vers dans une vieille demeure de Damas, un chirurgien algérien évoque la guerre, un commando mène un coup de force à Beyrouth tandis qu’un chauffeur de taxi jordanien et ses passagers font une bien étrange rencontre dans le désert irakien.
Au fil de quatorze nouvelles, l’écrivain et journaliste Akram Belkaïd revient à sa façon sur un moment clé de l’histoire du Moyen-Orient et, plus particulièrement, de l’Irak. Des textes indépendants mais liés par une unité de temps et irrigués par la puissance évocatrice de la poésie arabe.
 
Participation de 8€*
(*5€ pour les étudiants et demandeurs d’emploi)

jeudi 7 septembre 2017

Mais que peut la poésie ?

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Message d'un lecteur :

Je viens de lire "Pleine lune sur Bagdad". Des situations où se déploient la suspicion, l'hypocrisie, le cynisme, la duplicité, la vengeance, le meurtre, le drame de l'exil, la trahison .... Mais au-dessus de ces souffrances, la poésie ! Une poésie marquée par l'histoire, par le destin tragique d'un peuple qui n'en finit pas de se débattre avec ses fantasmes, son désespoir, ses démons, et néanmoins affirme sa volonté de survivre. Mais que peut la poésie ? Seul refuge pour exister ? Illusoire protestation?  Foyer d'une énergie pour reconstruire des Etats et des peuples? 
J'y ai vu la manifestation d'un grand "malaise dans la civilisation" arabo-musulmane.

C.L
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dimanche 27 août 2017

RFI : «Pleine lune sur Bagdad», 14 nouvelles pleines de poésie sur la guerre

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Par  


«Pleine lune sur Bagdad», 14 nouvelles pleines de poésie sur la guerre

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jeudi 13 juillet 2017

Nouvelles du monde arabe : Entretien avec Akram Belkaïd (Pleine lune sur Bagdad)

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DIACRITIK


— Le magazine qui met l'accent sur la culture —

Jeudi 13 juillet 2017




Akram Belkaïd, journaliste algérien, vient de faire paraître aux éditions Erickbonnier dans la collection « Encre d’Orient », un recueil de quatorze nouvelles dont le point de jonction est le 20 mars 2003, « la nuit de pleine lune » où les États-Unis ont déclenché l’invasion de l’Irak pour renverser le pouvoir en place. Se positionnant dans différents pays et villes du Maghreb au Machrek, il saisit des situations et des personnages très divers pour faire vivre aux lecteurs le quotidien d’Irakiens, de Palestiniens, de Saoudiens, de Koweïtiens, de Syriens, d’Algériens, de Jordaniens, de Libanais, de Marocains, de Tunisiens qui ont vécu, les uns et les autres, cette irruption brutale de l’intervention américaine. Chaque nouvelle réserve une place la poésie dont on sait qu’elle est un genre majeur dans la civilisation arabe et en valorise l’élément métaphorique le plus utilisé, la lune. Certains poètes reviennent comme Nâzik al-Malâïka, Mahmoud Darwich ou Mohammed Dib. La poésie n’est pas citée comme ornement : elle est profondément inscrite dans la vie et la culture des personnages mis en scène. Le choix du sujet de chaque nouvelle est fait pour donner une information mais aussi pour créer un décalage entre le lecteur et sa représentation de ces sociétés.

La suite est à lire ici : Nouvelles du monde arabe : entretien avec Akram Belkaïd
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mardi 11 juillet 2017

Passage à "Liberté sur Paroles", d'Eugénie Barbezat, Aligre FM

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03 juillet 2017

Avec Akram Belkaïd pour son livre "Pleine lune sur Bagdad" (éditions Erick Bonnier), un recueil de 14 nouvelles poétiques et politiques qui racontent les guerres intimes, les déchirements, les crimes et les moments de grâce qui de Bagdad à Casablanca, de Gaza, Tunis, Washington à Paris, ont eu lieu le 20 mars 2003, tandis que par une nuit de pleine lune, les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés déclenchaient l’invasion de l’Irak pour renverser le président Saddam Hussein et son régime. Encore une fois, sous la plume de cet auteur libre et érudit, c’est un éclairage décalé sur le Moyen-Orient qui nous est offert… Où l’on se dit que parfois la vérité éclate plus sûrement à la lueur de l’astre reflétée par la lune qu’à celle du désastre médiatique !

Pour écouter l'émission : cliquez ici
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